Recherche        
2
Acheter sur Amazon

Etat de choc

paru le16/01/2004de Paul Moreira

Membres possédant ce produit
Membres désirant ce produit

Résumé

État de choc :
La baisse du débit cardiaque entraîne une anoxie et une souffrance de tous les viscères. (…) Moins de sang arrive dans le cœur. La pompe est donc désamorcée. Le malade est prostré, pâle, très angoissé. L’examen clinique montre une pâleur de la peau et des muqueuses, un refroidissement des extrémités avec cyanose, sueurs froides, polypnée superficielle. Le premier stade est réversible. (…) Le deuxième stade est irréversible. Lorsque l’état de choc s’est prolongé quelques heures, l’anoxie des tissus a provoqué de telles altérations que les organes ne fonctionnent plus (notamment les reins) et l’évolution est mortelle même si la cause du choc est traitée.
Encyclopédie médicale à l’usage de tous. Juillet 1997
La mer a les crocs. Hier, elle a voulu manger un enfant. Il avait perdu pied et le courant l’avait happé derrière les vagues. Il coulait, remontait, coulait de nouveau, sans se débattre. La houle indolente le déportait vers les rochers, son corps promis à un banc de récifs hérissés qui traçaient des balafres d’écume. Deux jours que la tempête souffle sur le nord de la Corse et déjà trois morts. Entre deux tragédies, la plage retourne à son tapage d’été, elle fait semblant de rien. Cette année, il y a un nouveau jeu : les deux joueurs, coiffés de gros pansements fuchsia qui dégagent bien les oreilles, se lancent une balle en velcro qu’ils doivent accrocher de la cagoule, sans les mains. Ils tendent le cou, frénétiques, fouillent l’air de la tête, grimacent, se tortillent, on dirait des tétraplégiques trop bavards. Au début le lanceur est hilare. Au bout de trois minutes, plus personne ne rit mais le jeu continue. Il faut passer le temps. Au sol, les corps étalés se tournent, se retournent, accablés de soleil. À grands gestes maussades, ils repoussent le sable qui envahit la serviette. Peine perdue. Des rafales venues d’Afrique déferlent, s’abattent sur nous comme une vengeance, le vent arrache d’un coup plusieurs parasols. Les ombrelles s’envolent vers le nord, leurs pieds en acier pointu, furieux, tournoient comme des lances, manquent d’embrocher quelques estivants sur leur passage. Les baigneurs s’entêtent à rigoler. Ils prennent tout à la blague. C’est les vacances, il faut profiter. Ils jouent avec les vagues – la mer hier encore était si douce… –, de drôles de vagues, blanches d’une belle mousse claire, qui vous lèchent la tête en surface, presque innocentes. Par en dessous, elles vous attrapent les jambes en nœud coulant et le ressac vous tire d’un coup sec derrière la barre. Dix mètres plus loin, vous ne savez plus revenir. Vous dérivez dans un courant latéral qui peut vous assommer contre les rochers. Toutes les demi-heures, il faut aller chercher quelqu’un. Seulement alors la plage se fige, main en visière sous le soleil, stupéfaite de sentir la mort si près, la mort comme une bête invisible qui les frôle, leur renifle les mollets. La mort, entre le jokari et le matelas gonflable.
Hier, donc, nous étions allongés, Cécile, Esther et moi, à l’abri du vent derrière un rocher. Au loin, nous avons aperçu une femme très brune qui titubait dans l’eau toute habillée. Échevelée, essoufflée, alourdie par sa robe détrempée, elle avançait en brassant l’eau de ses jambes, scrutait le large dans un silence de folle. Son enfant dérivait là-bas, livré à la mer. Deux fois, elle s’est jetée vers lui. Les vagues n’ont pas voulu d’elle, l’ont recrachée sur le sable, à bout de forces. La plage s’est animée d’un cri : « Son petit ! Son petit ! Il va se fracasser !… Il faut un nageur ! Vite ! » Plusieurs regards sont tombés sur moi. (Pourquoi moi ? Qui leur a dit ?…). Je me suis jeté. L’enfant flottait à quarante mètres. Je suis allé vers lui par le banc de récifs, agrippé, arc bouté, je ne rendais pas un pouce aux coups de bélier des vagues. Je fendais l’eau, c’était facile, fluide, j’avançais vite, presque surpris que mon corps soit si léger, vif comme pour un combat dans la rue. Je n’ai vraiment nagé que les derniers mètres. Le môme avait tourné le dos à la côte et prenait les vagues de face. Il avalait l’eau, toussait, plongeait, remontait. Il cherchait l’air, griffait la mer à petits gestes secs, le cou tendu, il gaspillait son oxygène et ses forces à tenter de crier. Il aurait pu se noyer là, à quelques mètres du salut. Il ne devait pas avoir plus de dix ans. Dans un abandon de bébé, il s’est accroché à moi. Il pesait moins qu’une plume. Je l’ai maintenu hors de l’eau dans une position peu orthodoxe, en le portant à bout de bras. Il s’est mis à hoqueter, puis à gémir.
En deux minutes, nous étions sur le sable. Il ne me voyait plus, pleurait, courait en rond, vomissait des sanglots pleins de mer, il trépignait pour que sa peur sorte, ça lui jaillissait par la bouche et les trous de nez. Sa mère a fondu sur lui, prenant son poignet comme si elle le rattrapait au bord du vide. J’ai presque senti la morsure de ses griffes dans ma propre chair. Elle l’engueulait. Il ne la regardait pas, emmuré dans son épouvante. Elle le secouait en récitant un chapelet de punitions mineures : je te supprime la télé, le dessert, tu vas au lit direct et je te confisque ta Game Boy… À ces mots seulement, le gosse est sorti de sa torpeur. Il s’est mis à chouiner tout doucement une protestation incompréhensible où perçait une détresse familière, banale, rassurante : un chagrin d’enfant… La vie reprenait son cours. Quand la mère s’est approchée de moi, l’effroi en elle palpitait encore :
— Je vous remercie, monsieur…
— Oh, de rien, de rien…, j’ai bredouillé, presque inaudible. Que dire d’autre ? Je me sentais grandi. Sauver la vie d’un homme, dit le Coran, c’est sauver l’humanité entière. Le visage de Cécile irradiait cette compassion hormonale, énorme, qui n’appartient qu’aux femmes enceintes. Depuis six mois, elle portait dans son ventre notre deuxième enfant. À vue d’œil, je venais de faire le bien à la congrégation des mamans. Elle m’a chuchoté : «Paul, tu es le héros du jour. » Je me mordais les lèvres, contenant à grand-peine un rire indécent. Heureux. Exalté. Je me sentais comme Sœur Emmanuelle, la religieuse dévissée qui lance des stylos en l’air sur les plateaux de télévision, qui tutoie le monde et psalmodie d’une voix de crécelle : «Oui, le paradis, c’est aider les autres, le paradis est sur terre !… Le paradis, c’est l’autre ! »
[...]

Produits similaires

Les Nouvelles C…

Critiques et avis

Soyez rémunéré pour chaque avis pertinent déposé !

DVD Jeux vidéo Livres CD Aide
Droits réservés 2024 - Cerivan